lusieurs voix s’élèvent pour nous mettre en garde: nous aimons trop l’amour, et c’est le couple qui en pâtit. Phénomène moderne, l’idéalisation de la vie à deux peut mener au désastre. Moins amoureux et plus sages, nos ancêtres?

Les sentiments se ramassent à la pelle, du moins sur les rayons des librairies. Les livres consacrés au couple font recette. Mais la tendance de l’hiver 2012-2014 montre que la mode en ce domaine a changé. En perte de vitesse, semble-t-il, le style didactique avec ses conseils du genre « gérez vos conflits », « apprenez à communiquer » ou « Comment trouver l’âme soeur ». Résolument dans l’air du temps: l’approche globale, pour ne pas dire cosmique. Les auteurs nous invitent à réfléchir à la nature et à la longévité du couple en nous plongeant dans la mythologie, la philosophie et l’histoire de la société.

En filigrane, cette question obsédante: « Mais pourquoi donc tant d’échecs conjugaux alors qu’on n’a jamais accordé autant d’attention à la réussite de la vie amoureuse? » Objet de tous les soins et de toutes les espérances, le lien matrimonial se révèle pourtant de plus en plus précaire. La raison d’un tel fiasco pourrait bien résider, précisément, dans cet excès d’intérêt pour le couple! A force de focaliser sur leur partenaire et de vouloir à tout prix vivre un amour idéal, les femmes et les hommes d’aujourd’hui transforment les banales anicroches de la vie à deux en obstacles infranchissables. Leur soif d’absolu doublée d’exigences souvent égoïstes se heurte sans cesse aux réalités de la vie à deux, qui n’est pas seulement faite de fusion, de dialogue et de partage, mais aussi de différences, d’espace et de jardins secrets. Bref, notre conception du bonheur est à la fois égocentrique et irréaliste.

Le théologien et philosophe Xavier Lacroix évoque l’illusion de l’existence de l’âme sœur, cet être qui comblerait tous nos désirs, nous épargnant les déceptions, les défaillances et les conflits: « Cette illusion, écrit-il, sera à l’origine de toutes les autres. Lorsque, avec le temps, on découvrira l’écart, les failles, le manque, à travers les imperfections et « défauts » de l’autre, le raisonnement suivant aura lieu: le partenaire idéal existe, mais pas ici. Ce n’est pas toi, cet être capable de s’ajuster parfaitement à moi, que je vais désormais chercher ailleurs. Je me suis seulement trompé d’adresse. Ainsi sacrifiera-t-on le couple réel au couple idéal, le partenaire imparfait mais présent au partenaire rêvé. » Dans son livre Les Mirages de l’AmourXavier Lacroix décrit notre obsession du « nous » conjugal, notre modèle d’une unité totale, d’un couple où tout serait partagé. « Toutes les activités doivent être communes, tout doit être communicable et communiqué, on ne vise pas moins que la transparence. » Cette vision tyrannique et étouffante de l’intimité empêche de ménager des aérations et une distance qui permettraient à chacun de s’accomplir. Selon l’auteur, un des méfaits du culte de l’amour, et non des moindres, serait de conduire à négliger les dimensions sociales de l’existence.

En d’autres termes, le psychiatre Robert Neuburger dresse le même constat. Autrefois, constate-t-il dans son ouvrage Nouveaux Couples le couple vivait dans un réseau d’appartenances: à la famille élargie et unie autour d’un même projet de développement; à des groupes religieux, politiques, culturels, sportifs. En raison notamment de l’évolution du marché du travail et d’une compétition acharnée aux résultats incertains, « il n’y a plus que la dimension du couple qui soit porteuse d’espoir et de réussite ». Désormais, tout se joue en duo. Robert Neuburger tire de son expérience de praticien la conviction que le couple est surinvesti et que ce phénomène joue un rôle bien plus important dans les crises et les séparations conjugales que les difficultés de communication. Ces dernières, selon lui, ne sont pas déterminantes; elles constituent fréquemment « une sorte de cache-misère qui permet à un couple de temporiser lorsqu’il se trouve confronté à de réels problèmes — par exemple des changements individuels — qui le mettent en déséquilibre et menacent la survie de l’institution-couple ».

En cas de crise, le sentiment d’appartenance à différents groupes permet à chacun des partenaires, tout en relativisant les problèmes du couple, de garder son équilibre en attendant qu’elle soit surmontée. Ce n’est pas le cas lorsque le couple est devenu le seul « groupe » de référence. Un tel repli sur l’intimité conjugale représente un facteur de risque pour l’avenir du mariage. Il l’est également en cas de rupture ou de divorce: une personne qui se sent abandonnée après une séparation peut sombrer dans la dépression, parce que, ayant tout investi dans le couple au détriment des autres réseaux sociaux, sites de rencontres, elle se retrouve à la fois en rupture d’identité et d’appartenance.

Un des méfaits du culte de l’amour, et non des moindres, serait de conduire à négliger les dimensions sociales de l’existence.

Intéressant à constater: le coup de foudre, cette fulgurance amoureuse et mystérieuse qui donne, au moins momentanément, la certitude d’avoir rencontré la personne idéale, se traduit précisément par ce sentiment de n’exister plus que par et pour l’autre. Les amoureux en proie à la passion sont seuls au monde. Ils ont l’impression de vivre hors du temps réel et considèrent l’objet élu comme seule source de bonheur. Dans un essai intitulé Le Coup de Foudre amoureux les sociologues Marie-Noëlle Schurmans et Loraine Dominicé relèvent que l’état amoureux entraîne un relâchement du lien social et une moindre participation au fonctionnement de la collectivité. Mais vouloir préserver à tout prix cet amour fusionnel et inconditionnel, centrer toutes ses attentes sur l’être aimé, c’est à coup sûr s’acheminer vers une désillusion.

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D’autres étapes sont nécessaires pour parvenir à l’amour adulte, que la psychologue Vera Slepoj, au gré de sa géographie desSentiments4, définit comme suit: « L’amour adulte connaît des moments de fusion, mais dans la conscience de l’individualité de chacun: le stade de l’omnipotence narcissique (qui voudrait l’autre pour soi seulement) a été dépassé. L’amour adulte sait évaluer ses limites et ses caractéristiques: les partenaires ont besoin affectivement l’un de l’autre, mais sont aussi conscients de posséder des ressources que personne ne peut leur ôter. Dans l’amour adulte, le sujet est en mesure de donner sans craindre de perdre une partie de soi, et de recevoir sans être pour autant à la merci de l’autre. »

Le surinvestissement du couple joue un rôle bien plus important dans les crises conjugales que les difficultés de communication.

Dans Le Temps d’aimer le psychiatre et sexologue Willy Pasini s’attache à décrire les effets de notre société « chronophage » sur la vie de l’individu et du couple. Vite et bien: ce credo contemporain n’est, on s’en doute, pas forcément compatible avec une vie affective épanouie. Le temps conditionne l’érotisme; le stress et la hâte sont des tue-désirs. Willy Pasini évoque ces drogués de « l’éruption sentimentale » qui, agissant dans leur vie privée avec la même frénésie que dans la vie professionnelle, « ont besoin de faire l’amour vite, mais également de tomber amoureux rapidement, car ils sont incapables de différer leurs émotions. A pareille vitesse, cependant, la difficulté à synchroniser deux corps et deux cœurs augmente lors de la rencontre. » La difficulté de réconcilier le temps de travail et le temps de l’amour apparaît également chez les couples mariés: « Nous souffrons de plus en plus de l’absence d’un temps qui servirait de sas de décompression entre le travail et le retour chez soi. Ce pourrait être une partie de tennis ou une heure de gymnastique, l’apéritif dans un bar avec des amis, une réunion syndicale, un cours du soir de jardinage ou même une simple promenade. A la fin de nos journées toujours plus remplies, nous risquons de rentrer à la maison encore trop « chargés » et de nous servir de notre famille comme d’un paratonnerre. »

C’est peut-être bien ce temps social qu’il s’agit de reconquérir pour permettre au couple de perdurer. « Avoir les moyens d’une culture de l’amour », suggère Xavier Lacroix, ce serait en priorité « reconnaître que d’autres ressources, d’autres appuis sont nécessaires à la vie et à la relation elle-même. Que si l’amour est essentiel, il n’est pas, ne peut pas être tout. »